Histoire ancienne
Un article d’Abel Braham & Marcel Levaux (1977)
Correction et mise à jour de Cécile Lensen
Aux confins de la région liégeoise, à 50″42’30 » de latitude nord, et à 1″19′ de longitude est, sur la rive droite de la Meuse, à 9 kilomètres en aval de Liège, se situe Cheratte.
Ancienne commune rurale, traversée par le ruisseau de la Julienne et par deux autoroutes celle du Roi Baudouin et celle de Liège-Maastricht elle est le trait d’union entre la ville de Liège et l’entité de Visé, dont elle fait partie depuis la fusion des communes le 1er janvier 1977.
L’étymologie de Cheratte, en wallon » Tchèrate », est diversement commentée. Nous trouvons, en effet, plusieurs transcriptions des historiens qui peuvent convenir à ce nom :
Cheratte pourrait dériver : — de « Carrus » (char), par suite de l’existence d’une voie pour chariots ; — de « Casa Rapta » (villa pillée), d’où sortirait phonétiquement Cheratte ; — du composé hybride »Camina Raida » (du germain « Raida » qui a donné en anglais : « Road » chemin, route) ; — ou, d’après M. Bullet : de Cherat, provenant de deux mots celtiques « Cher » (près) et « Rat » (rivière) ; — ou bien encore : du latin « Cataracta« , dont le sens semble avoir varié. Pour Pline, c’est une chute d’eau importante ; pour Sénèque, une écluse, un barrage ; pour saint Ambroise (IV » S.) une écluse, un réservoir d’eau (1).
Si nous croyons certaines découvertes, on peut dire que le village de Cheratte existe depuis la plus haute antiquité. Il y aurait eu des habitants avant la conquête des Gaules par les Romains, ou du moins, dès le temps de César. Un fait nous apporte la certitude qu’il est une des plus anciennes localités de Belgique. L’existence d’un pont sur la Meuse, vis-à-vis de Cheratte (2). Ce pont, qui a donné son nom à Pontisse sur la rive gauche du fleuve, servait de communication entre les villes de Jupille et Herstal. Il fut ruiné par Pépin-le-Bref ; Charlemagne en employa les débris pour construire le choeur de l’église de Herstal qui avait été commencée en 737, par saint Floribert, évêque de Liège.
Malgré son ancienneté. faut toutefois attendre 1256 avant de découvrir le nom de Cheratte dans les documents historiques. Jusqu’au XVI siècle. Cheratte fit partie du domaine du souverain et dépendait du comte de Dalhem qui fut annexé au Brabant en 1243. Les Cherattois jouirent du privilège de la Bulle d’Or accordée en 1349 par Charles III au Duc Jean de Brabant et en 1428, ils furent assimiles à la bourgeoisie de Liège.
Cheratte fut alors cédé, en engagère, par le roi d’Espagne à Jacques d’Argenteau de 1560 à 1574 puis à Gilles de Saroléa en 1643. Cette engagère fut convertie en vente définitive l’année suivante, la seigneurie étant alors érigée en fief relevant de la Cour féodale du Brabant.
Gilles de Saroléa, né le 21 avril 1617. seigneur de Cheratte le 18 avril 1643. est décédé le 19 février 1665. C’est ce seigneur qui, en 1643. fit construire l’actuel château de Cheratte. Le 26 décembre 1661. lors du traité conclu à La Haye, entre les Etats-Généraux et l’Espagne, le droit de souveraineté sur Cheratte fut maintenu au roi d’Espagne. Les troupes de différents pays y vinrent alors établir leur campement. En 1666 et 1667, ce sont les Irlandais : en 1674 et 1675, les Français, sous la conduite du capitaine de Balzac, ainsi que l’armée du Duc de Luxembourg.
En 1715, par la paix d’ Utrecht, les Pays-Bas espagnols furent remis à la Maison d’Autriche ; Cheratte devint alors et resta autrichien jusqu’à l’occupation française. C’est à cette époque qu’il fut érigé en commune, faisant partie du département de l’Ourthe : puis, en 1815 de la province de Liège, canton de Dalhem. En 1816, avec Barchon qui en dépendait, le territoire de Cheratte était de 506 hectares pour une population de 1461 habitants.
Suite à un arrêté royal de 1878, accordant l’autonomie à Barchon, c’est à partir de 1890 que celui-ci s’administre seul. La superficie de Cheratte n’est plus alors que de 315 hectares. Elle sera de nouveau réduite à 309 ha. en 1910: la population compte alors 2.790 habitants.
(1) Fernand Schreurs. (2) Histoire de la ville et pays de Liège, Théodose Bouille, 1725
« Tchèrate, mi bè viyèdje, fir è fwèrt conte in hèpe di houyeû… ».
Suite à l’évolution des charbonnages du Hasard, les immigrations nombreuses vont provoquer une forte croissance démographique de la population qui va connaître son apogée en 1957 avec 5.000 habitants. Pour avoir cité l’évolution des charbonnages, il faut savoir que la houille se rencontre en grande quantité dans toute la commune et son, extraction existe depuis plusieurs siècles. N’imaginez pas des exploitations du type actuel c’étaient alors des charbonnages produisant très peu et exploitant la colline au-dessus du niveau de la route… Vers 1811, le seigneur de Cheratte et celui de Housse faisaient également extraire la houille dans la montagne entre les deux villages, c’est-à-dire à Cheratte-Hauteurs. C’est seulement en 1845 qu’on fonda la première société charbonnière qui occupa le site actuel. Sa carrière se termina en 1877 par un coup d’eau qui fit de nombreuses victimes en 1905, la S.A. des charbonnages du Hasard racheta cette concession.
De 1905 à 1910, on bâtit la première « belle-fleur », la centrale, la salle des machines, et on organisa un triage. L’exploitation débuta vers 1909. Avec du personnel belge uniquement, la production était assez réduite. atteignant à peine 100 tonnes par jour ; aussi, dès la fin de la guerre 14-18, on embaucha de la main-d’oeuvre étrangère. Vinrent à Cheratte, des travailleurs yougoslaves, autrichiens, anglais, et des Italiens venant du Tyrol.
Les premiers Polonais arrivent en 1922 et ne tardent pas à être les plus nombreux parmi les étrangers. Leur arrivée à Cheratte coïncide d’ailleurs avec la période (1922-1930) où le charbonnage augmente sa production jusqu’à 1.000 tonnes par jour.
Durant la guerre 40-45. le charbonnage perd la moitié de ses effectifs ; les autorités occupantes amènent alors 500 prisonniers russes provenant d’Ukraine et des régions limitrophes. Lors de leur retraite en août 1944, les Allemands les emmenèrent.
En 1945, afin de participer à la « bataille du charbon », la société du Hasard reçoit 500 prisonniers allemands. Après 14 mois de travail, ils furent libérés. On rechercha alors la main-d’oeuvre un peu partout. On recruta des Baltes, des Ukrainiens, on se tourna également vers l’Italie. C’est à cette époque que de nombreux Siciliens et Italiens du sud s’installèrent à Cheratte. Tout comme les Polonais entre 1922 et 1930, beaucoup d’entre eux ont fait souche à Cheratte.
Après la catastrophe de Marcinelle en 1956, ce sont des Grecs, des Espagnols, des Turcs et des Nords-Africains qui viennent travailler dans nos mines. Possédant la plus forte densité de travailleurs étrangers de la Basse-Meuse, Cheratte a été la première commune de Belgique à installer, le 16 janvier 1968, un conseil consultatif communal des immigrés. Aussi, pour une population de 4.480 habitants ; avec 2.312 étrangers de 20 nationalités différentes, Cheratte est une véritable « terre d’accueil ».
Le 28 octobre 1977, le coeur du charbonnage de Cheratte a cessé de battre. Plus jamais. le flot tumultueux des Houyeiis ne sortira des entrailles de notre sol auquel ils arrachaient le soleil noir. L’interdiction du travail des enfants ; le droit d’aller à l’école ; le suffrage universel et les droits politiques; le brassage des peuples et la solidarité humaine : les droits syndicaux et les libertés publiques ; la sécurité sociale ; l’indépendance du pays ; la richesse et le rayonnement de la Wallonie ; pas un seul domaine de notre vie qui ne porte l’empreinte des mineurs, de leur travail, de leur courage, de leurs souffrances et souvent de leur sang, de leur profonde humanité.
A ces hommes rudes et bons, souvent méprisés, nous devons pour une bonne part, d’être ce que nous sommes…
« Tchèrate, mi bè viyèdje, fir è fwèrt conte in hèpe di houyeû… ».
Aussi, les enfants d’aujourd’hui et de demain, les femmes et les hommes de l’avenir doivent savoir ce qu’était le travail des mineurs, qu’ils connaissent leur vie. Qu’ils puisent dans l’exemple de leur courage et de leurs luttes des raisons profondes de bâtir un monde plus humain.
Le site du charbonnage est classé. La cité du charbonnage a été sauvée et rénovée par la régionale visétoise d’habitations sociales. Le « port» et la « paire aux schlams » acquis par la ville de Visé, ont été assainis et transformés en une zone de repos et de loisirs. Mais il reste beaucoup à faire…
Peut-être verrons-nous un jour, le Château Saroléa et sa propriété s’ouvrir aux enfants et aux personnes âgées (ou tout autre projet, pourvu qu’il soit sauvé en fin de compte !) ; la « paire aux bois » devenir un parc résidentiel entraînant la renaissance de Cheratte-centre ; la « Belle-fleur » sur la colline devenir un but d’excursion alliée à une visite au musée de la mine installé dans les galeries à flanc de coteau ?
De Bas en Haut…
D’orientation générale nord-sud ; touchant les anciennes communes de Wandre, Saive, Barchon, Housse, Saint-Remy, Argenteau ; et séparé par le lit de la Meuse de Herstal, Vivegnis et Hermalle-sous-Argenteau ; Cheratte comprend deux niveaux qui diffèrent sur de nombreux points.
Le premier, à 59 mètre, d’altitude, Cheratte-centre est orienté ver, l’ouest. Avec le Vinâve, la Basse-Cheratte, et le Sartay, il étire ses maison, entre la Meuse et la colline. Depuis 1923. une cité s’y dresse, contrastant avec le cadre de l’ancien Cheratte et de sa « Drêve » qu’ennoblit de sa grâce nostalgique. un château de style renaissance mosane. Entouré d’une basse-cour, de divers corps de logis et d’un grand parc, c’est un beau bâtiment construit de briques chaînées, de pierres de tailles et de craie micacée. Il représente toute une époque dans le coeur des Cherattois…
En plein centre du village, le long de la route Liège-Visé, s’élève l’église Notre-Dame. Elle fut construite en 1837 et restaurée en 1909. La façade en ciment, traitée à la romaine, donne cette date en chrono-gramme. En face, à l’autre extrémité de la place, se situent la dernière maison communale et le monument dédié aux victimes des deux guerres.
Non loin de là. au pied de la Vieille-Voie, se dresse le temple protestant regardant adossée au flanc du thier, l’ancienne demeure de Jean Donnay, le Maître de la Basse-Meuse.
Le second niveau de Cheratte ; le Haut se loge à 150 mètres d’altitude. Formé des quartiers Aux Commun, Hoignée, les Trixhes, Pètoumont, Sabaré, le pays de Liège, le Barisa et la cité Plein-Air, il est orienté vers l’est.
Avec son église de style roman, dédiée à Saint Joseph, et inaugurée en 1885 par le curé Grandchamps, Cheratte-Hauteurs a su garder son caractère agreste et nous offre toujours une nature d’une joliesse admirable. C’est déjà l’annonce du pays de Herve.
Si les « grosses » fermes ont disparu, nous trouvons encore de petits biens ruraux, il fut un temps où la culture la plus importante était celle des fruits. Les cerises et les prunes étaient de renommées ; les pommes de bonne qualité ; les poires fines de Légipont étaient recherchées. Aussi, en mai, il était difficile de résister à l’éblouissement des vergers fleuris. C’est une véritable fascination.
Incontestablement, les « Hauteurs » inspiraient aussi les artistes.
Jean Donnay, né à Sabaré, y a habité de nombreuses années ; le poète wallon Jean Hofman y a écrit ses « pasquèyes » savoureuses ; Denis Simon y composa des opérettes ; le sculpteur Alphonse Snoeck y avait installé son atelier : plusieurs musiciens réputés y vivaient ou s’y retrouvaient régulièrement ; des « amateurs » au talent caché s’y adonnaient dans l’ombre : le peintre Pierre Deuse et son épouse, la pianiste Suzette Gobert étaient nos voisins ; tandis que les dessinateurs Mittéï et Walthéry l’un à Sabaré, l’autre à Hoignée, y créaient leurs personnages.
Vraiment, qu’il fait bon vivre sur cette colline dont, pourtant, les versants ne se ressemblent guère…
Celui du côté Meuse est composé de rochers schisteux. Les chemins, parfois sinueux mais pittoresques, voient sur leurs bords un enchevêtrement de broussailles, de ronces et d’arbustes. Il est dommage que nous ne trouvions plus sur ces coteaux, les plantations de vignes qui, du XVe jusqu’à la fin du XVII(‘ siècle, valurent à Cheratte, un petit bourgogne assez capiteux, mais agréable à boire. Sur les crêtes, des sommets du Vieux-Thier, du Barisa ou du Sart-Gordin, le panorama est d’une valeur sans pareille.
Le flanc opposé de la colline, celui qui regarde vers Housse. est moins raide : l’argile qui le couvre est imperméable et riche, ce qui est propice aux pâturages et aux vergers. Il nous amène au coeur d’un coin de toute beauté le Val de Lhonneux.
Ici, dans un admirable décor, des sentiers charmants nous invitent à marcher de découverte en découverte ; nous sommes dans l’un des sites les plus ravissants des environs de Visé. C’est un vallon plein de fraîcheur où, alimenté par les sources qui jaillissent des coteaux, le gentil ruisseau de la Julienne coule de son cours capricieux, en décrivant de nombreux méandres. L’endroit, situé non loin des étangs et d’une piste de santé, est apprécié des touristes ; ceux-ci y connaissent le repos et la détente. D’autant plus que les roues des moulins ne tournent plus et que la foulerie, berceau de l’industrie lainière de la province au XVème siècle, n’existe plus.
Que ce détour bien agréable ne nous empêche pas de revenir quelques instants à Cheratte.
Diversifié peut-être par la surabondance de ses aspects, ce petit coin de Wallonie fait son unité autour de sa population vibrante. S’ils sont parfois moqueurs ou frondeurs, les Cherattois sont néanmoins sensibles et humains épris de solidarité, de cordialité, de bon sens et de jovialité. Ils savent également sourire à l’avenir en valorisant le passé.
La participation des « Vix Walons d’Hognèye » et de leurs leurs « géants » au sein des cramignons liégeois permet la continuation du lointain reflet de coutumes, de danses et de chansons. Le souvenir du dernier « crieur » public et doyen des chanteurs wallons Eugène Braham reste vivace dans les coeurs et les esprits. Qui ne se souvient de ce « bout » d’homme à la voix forte qui, à plus de nonante ans, montait encore sur les « planches » en « léveu d’chachets » avant d’y danser « ine pitite polka » ? Les commémorations de la « St-Hubert » conservent leur faste d’antan ; celle des armistices gardent tout leur sens civique et patriotique.
La vitalité des groupes folkloriques et culturels de nationalités immigrées et les clubs de jeunes, sans oublier les sociétés musicales, à savoir : le cercle symphonique de la Basse-Meuse et les phalanges, le « Blé qui lève » (aujourd’hui les « Houyeux »).
Aujourd’hui encore, avec son histoire, son esthétique, son intense activité, n’offrant rien de grandiose ; Cheratte a une couleur » pittoresque » spéciale dont on ne peut en nier l’attirance. C’est une terre de labeur et d’accueil, variée et contrastée peut-être ; mais procurant inlassablement la joie, le bonheur et la paix. Cheratte reste un coin toujours jeune et tendre de la Basse-Meuse où on y laisse un peu de son cœur.
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Liens pour en savoir plus :
Cheratte.net
Patrimoine Industriel
Cheratte, le Charbonnage du Hasard
Le Charbonnage du Hasard, Poussière de vie
La Paire de Cheratte
Google Art & Culture : les décors
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