par John Knaepen
Au courant de l’année 1672, Louis XIV, roi de France, décide de dompter ce qu’il appelait « L’ingratitude, la méconnaissance et la vanité insupportable des Hollandois ». En vérité, les causes profondes de cette guerre de Hollande qui dura de 1672 à 1678 furent les suivantes : les Provinces-Unies (ou Hollande) étaient un pays calviniste et républicain ; de plus le Roi Soleil reprochait à ces « marchands de harengs », comme il disait, de s’opposer à ses ambitions territoriales. Enfin, Colbert, le Contrôleur des Finances de Louis XIV, était hostile au monopole maritime des armateurs hollandais : les quatre cinquièmes du commerce européen se faisaient sous pavillon hollandais !
Le 12 mai 1672, l’armée française, forte de 80 000 hommes, avec à sa tête le général vicomte de Turenne, fait son entrée à Tongres. Au même moment, une avant-garde, commandée par Chamilly, s’empare de Visé et y laisse une garnison pour surveiller les troupes de la garnison de Maastricht (Registre paroissiaux de Visé, J. Ceyssens, Paroisse de Visé, 9. 225, Liège, 1890).
Le 13 mai, Louis XIV s’installe à Devant-le-Pont où il loge pendant douze jours dans la maison d’Antoine Houbart, sise sur la Voie de Hallembaye (actuelle avenue F.D. Roosevelt, à gauche, en descendant la rampe). Un jour, il invite même les bourgmestres, Guillaume de Sluse et Antoine Le Chapelier, et quelques notables, à boire le verre de l’amitié. Mais nos ancêtres, impressionnés par la majesté du Roi Soleil, gardaient le silence. Pour sauver la situation, l’un d’entre eux s’enhardit et, le verre à la main, lança au Roi : « Sire, si nous buvâmes ». Louis XIV, prenant son verre, répondit en riant : « Oui, si nous buvâmes à la santé des Visétois ». La phrase dite par ce Visétois, plus familiarisé avec le wallon qu’avec la langue de Racine, fit fortune à la Cour de Versailles (J. Ceyssens, Paroisse de Visé, p. 226).
Parmi les personnages importants qui gravitaient autour du monarque, il y avait un certain Charles de Batz-Castelmore, comte d’Artagnan, dont Alexandre Dumas fera un héros légendaire mais sans se préoccuper de la vérité historique. Et pourtant, la vie de ce Gascon fut un véritable roman. En 1672, d’Artagnan approche de la cinquantaine. Tour à tour agent secret du cardinal Mazarin, chargé de missions pour la reine d’Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, homme de confiance de ce roi, gouverneur de la place forte de Lille en 1672… A l’occasion de cette dernière promotion, le Roi Soleil lui écrit : « … nous avons jeté les yeux sur vous sachant que nous ne saurions nous en reposer sur un sujet plus digne, ni qui puisse nous y servir plus utilement pour les témoignages que vous nous avez donnés en diverses charges, de votre valeur, courage, expérience, tant en ce qui est du fait de guerre que du bon gouvernement des peuples, comme aussi d’une prudente et sage conduite, et par ailleurs prenant une entière confiance en votre fidélité et affection sur enchère en votre service ». (P. de Montesquiou, le Vrai d’Artagnan, 9. 42, Paris, 1963).
Comme pour bien montrer l’estime qu’ils avaient pour le père, ce sont Louis XIV et la reine Marie-Thérèse d’Autriche qui furent les parrain et marraine de l’ainé des deux fils de notre héros ; quant au prêtre qui baptisa l’enfant, il se nommait Bossuet.
Nous pouvons supposer que les multiples responsabilités de d’Artagnan , s’il avait pu quitter la place forte de Lille, ne l’auraient pas empêché de passer quelques soirées à Visé goûtant le vin du pays – qui, en comparaison des vins généreux de son Béarn natal, a dû lui paraître aigrelet – ou vidant quelques cruchons de bière de Hougaerde dans une des nombreuses tavernes visétoises. Homme de confiance du roi et responsable de sa sécurité. Il est fort probable qu’il aurait logé sous le même toit ou dans une maison voisine. Mais il ne participait pas à cette première année delà guerre de Hollande, étant requis comme gouverneur de la Citadelle de Lille, nouvellement conquise aux Espagnols.
En même temps que le roi, l’armée française avait pris ses quartiers à Visé et dans les alentours : « ceste ville ayant estée contrainte de recevoir une grosse garnison françoise », lit-on dans un acte visétois (Haute Cour de Visé, Œuvres, 13 septembre 1673). Un autre, en date du 22 mai 1672 cite « le camp de l’Armée françoise, près de Visé » (J. Ceyssens Au temps jadis, dans le pays de Meuse et de Berwinne, p. 29, Liège, 1907). Le 24 mai, le curé Libotte de Visé constate : « l’armée de Louis quatorsiemme, composée de 80.000 hommes ravagea dans l’espace de 10 jours toute notre campagne » (Registres paroissiaux, p. 225).
Maintenant que les armées françaises ont opéré leur jonction, elles s’élancent vers la Hollande : évitant Maastricht, elles gagnent le Rhin qu’elles traversent à Lobith et envahissent la République des Provinces-Unies. En quelques semaines, la moitié du pays est conquise. Mais, en ouvrant les écluses à marée haute ; les Hollandais permettent aux flots de se ruer sur les envahisseurs les contraignant à la retraite. Au mois d’août, les Français sont de retour à Visé et y campent pour la deuxième fois, avant de regagner leurs bases de départ (H.C.V.O., 13 septembre 1673). De Hollande, ils rapportent seulement une chanson « Auprès de ma blonde »…
Pendant l’automne 1672, le prince Guillaume III d’Orange, champion valeureux de la résistance hollandaise aux ambitions de Louis XIV, en profite pour lancer une attaque surprise à travers le pays contrôlé par les Français, contre Charleroi, centre de rassemblement des troupes françaises. Ce raid hollandais se fit par Maastricht et Visé où un pont de bateaux fut jeté sur la Meuse. Les faubourgs de Souvré et de la porte du Marché durent loger le régiment du prince de Vaudémont, allié des Hollandais (ibidem).
En 1673, Louis XIV, pour venger l’échec subi en Basse-Hollande, ordonne d’attaquer la place forte de Maastricht. Les Hollandais l’avaient préparée militairement pour constituer un poste avancé de la défense hollandaise en cas d’invasion française. La garnison comprenait 11.000 hommes d’élite. Le 5 juin 1673, les premières unités de l’armée de Louis le Grand s’installent devant Maastricht. L’artillerie prend position sur la Montagne Saint-Pierre. Le siège sera dirigé par Vauban, ingénieur militaire de haute valeur : « ville assiégée par Vauban, ville prise » disait-on.
Le territoire de Visé est soumis une troisième fois, au régime de la réquisition militaire (H.C.V., O., 13 septembre 1673).
Le 10 juin s’amène le roi, à la tête du gros de l’armée. Il gagne Kanne pour inspecter les positions de l’artillerie (Manuscrit Bibl. Univers. Liège, n°810, f320). Ensuite, il passe la Meuse à Visé et par l’ancienne chaussée romaine Visé-Fouron-Gulpen, le souverain et son état-major – où s’affairait d’Artagnan – installent leur quartier général à Wylre – Wolder, disent les textes du temps – près de Gulpen, à une douzaine de kilomètres à l’est de Maastricht (Journal fidelle de toute ce qui s’est passé au siège de Mastrict, p.83, Amsterdam, 1674).
Dans la nuit du 17 juin 1673, les Français ouvrent les premières tranchées d’assaut, face à la porte de Tongres. A quelque 250 mètres en avant de celle, et pour interdire l’accès, se trouvait une demi-lune. Or, pour attaquer la place, il fallait s’emparer de ce bastion qui barrait toutes les offensives. Aussi est-ce dans le secteur entre ce saillant et la rive gauche du Geer qui se livrèrent les combats les plus acharnés. La bataille atteignit son point culminant quand, dans la nuit du 24 juin, se déchaînèrent les batteries d’artillerie concentrant leur tir en demi-lune.
L’historiographe du roi, témoin de ces faits d’armes, rapporte que les Français, voyant qu’il serait difficile de prendre ce bastion et de le conserver « si l’on n’y mettait des gens frais et de grande résolution, ils envoyèrent demander quelques mousquetaires du roi ; leur capitaine était d’Artagnan, maréchal de camp ». Ces soldats d’élite portaient la fameuse casaque azur sur laquelle était brodée une croix blanche et le non moins fameux chapeau à plume retombante. D’Artagnan était le commandant du jour et vint se placer à la tête des troupes d’assaut : « Je me dois d’assumer le risque, dit-il, car le passage où il faut s’engager étant fort étroit, il appartient au commandant du jour de le franchir en premier ». C’était bien dans la tradition chevaleresque des célèbres mousquetaires (P. de Montesquiou, p.142). L’historiographe du roi rapporte que d’Artagnan « fit en cette occasion tout ce que peut faire un très brave homme qui se possède admirablement bien, mais malheureusement il y fut tué d’un grand coup de mousquet e trois ou quatre mousquetaires sur lui, qui venoient le secourir » (Lettres historiques de Monsieur Pellisson, t.l, p. 327, Paris, 1729). On sait maintenant (2015) par Mme Odile Bordaz que cette demi-lune fut prise par les Français durant la nuit du 24 au 25 juin mais qu’une contre-attaque hollandaise le matin suivant l’obligea à repartir à l’assaut, négligeant d’utiliser les tranchées parallèles qui encerclaient la ville car le chef des alliés anglais, Lord Monmouth, jeune écervelé passa en terrain découvert le matin de ce dimanche 25 juin 1673, exposant inutilement les vies des assaillants. Lui survécut mais Charles de Batz fut blessé mortellement par la décharge d’un mousquet hollandais.
Profitant d’une accalmie, quelques mousquetaires se faufilèrent jusqu’au lieu du combat et trouvèrent leur capitaine tué raide, la gorge traversée par une balle de mousquet. Ils ramenèrent son corps sous une grêle de balles. Il était une heure après-midi (De Maasgouw, L.J. Morreau, D’Artagnan sneuvelt voor Maastricht in 1673, 80) année, p. 88, Maastricht, 1961). « On ne peut exprimer », ajoute Pellisson, « combien d’Artagnan fut regretté de tout le monde et du Roi, en particulier, qui en a parlé diverses fois avec beaucoup d’estime et de douleur » (Lettres historiques, p. 328).
Le 30 juin suivant, Maastricht se rendait, après treize jours de mêlées furieuses.
Un problème reste à élucider : où furent inhumés les restes de l’héroïque capitaine ? Quand il s’agissait d’un personnage de la noblesse, il était de tradition de rendre sa dépouille mortelle à la famille afin qu’elle puisse ériger un monument funéraire dans la chapelle du château. Pour permettre le transport, on s’efforçait de lutter contre la décomposition rapide du cadavre en le mettant bouillir dans de l’eau salée et du vin. En ce qui concerne d’Artagnan, nous devons supposer que ses restes furent confiés à son épouse Charlotte Anne de Chanlecy qui résidait alors en son château de Sainte-Croix (Saône-et-Loire). Si ce manoir existe encore, il se pourrait qu’il conserve quelques souvenirs du célèbre duelliste. Mais l’opinion actuelle est qu’il aurait été déposé dans la banlieue ouest de Maastricht à Wolder (emplacement actuel de l’église reconstruite par après).
Pour finir, rappelons que la prise de Maastricht ne mit pas fin aux déboires des Visétois. Les troupes françaises prirent et détruisirent la forteresse d’Argenteau et le fort de Navagne (mai-juin 1674). En janvier-février 1675, un millier de soldats du Roi vinrent démanteler les remparts de la ville de Visé, renverser les tours défendant les portes et brûler les barrières et les herses de ces dernières (1). Au début de juin, Louis XIV est de retour dans nos régions : ses troupes qui avaient jeté un pont à Lixhe, devaient s’emparer de la place forte de Dolhain-Limbourg : elle se rendit le 23 juin. « Le même jour, le Roy décampa après avoir ruinez toute notre campagne … et repassa la Meuse au mesme pont et s’alla encore à Devant-le-Pont et logea dans la maison d’Antoine Houbbart, une nuit où il y avait logé l’an 1672, 12 jours. De là, s’en alla camper à Tongres » (Registres paroissiaux de Visé, p.225).
Peu avant son heure dernière le 1er septembre 1715, Louis XIV avouera « J’ai trop aimé la guerre » : les Visétois en avaient fait l’expérience amère quatre décennies ci-devant.